Soho House

La star du carton de Netflix Heartstopper parle de baisers gênants sur Zoom, de la gestion de la célébrité tout en passant son bac, et de pourquoi il a dû se désabonner de ses amis et de sa famille sur Instagram.

Peu importe qui vous étiez à 18 ans, vous n’étiez pas aussi cool que Joe Locke. Même si on met de côté les vêtements stylés, les hôtels encore plus stylés, et son rôle principal dans le dernier succès queer de Netflix Heartstopper, il y a peu de chances que vous sachiez vous exprimer comme lui. On sent qu’il prend encore ses marques avec la célébrité et l’âge adulte, mais si vous étiez soudainement propulsé sous les projecteurs au moment même où vous pouviez légalement boire de l’alcool, vous ne le porteriez probablement pas aussi bien que lui.

Notre interview a lieu le jour de l’ouverture du Brighton Beach House, une journée presque trop parfaite pour être vraie, sans un nuage à l’horizon. Il est réfléchi, modeste, drôle, un brin pince-sans-rire, et très excité à l’idée de boire des Picantes ce soir. Quand j’avais 18 ans, être saoul sur la plage signifiait cidre bon marché et un ami qui finissait à l’hôpital – donc je suis ravi de voir que la jeunesse a évolué.

Mais Locke n’a pas eu une vie cosmopolite. Il a grandi sur l’île de Man (même si Douglas, la ville principale, n’a été officiellement désignée comme « ville » que cette année). La vie de garçon mannois, dit Joe, était « incroyablement sûre et protégée ». Sa mère ne s’inquiétait jamais s’il rentrait tard le soir, et il passait la plupart de son temps « avec ses amis, à construire des cabanes et à être dans la nature ».

Même si sa génération est plus à l’aise avec les questions de sexualité grâce aux réseaux sociaux, et que grandir en tant que personne gay n’était « pas un si gros problème » à l’école, l’île de Man n’a pas toujours été aussi progressiste. « Quand on commande quelque chose sur Amazon [depuis l’île de Man], il faut toujours ajouter un jour de livraison en plus », explique Locke. « C’est pareil avec la société. » L’homosexualité n’y a été légalisée qu’en 1992, après une pression du gouvernement britannique qui menaçait de porter l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme. Les choses ont évolué depuis – le mariage gay a été légalisé peu après la Grande-Bretagne – mais il reste du chemin à faire : l’interdiction pour les hommes gays de donner leur sang n’a, par exemple, pas encore été levée. Joe a d’ailleurs milité à ce sujet lors d’une session de parlement jeunesse dans son école.

Avant Heartstopper, son plus grand rôle avait été celui d’Oliver, pendant deux semaines, dans le théâtre victorien de Douglas, le Gaiety. Puis en 2021, un ami de la famille l’informe que Heartstopper recrute. Des amis à lui adorent les livres, « alors je les ai tous lus en une nuit et je me suis dit… il me faut ce rôle. Je suis prêt à payer qui il faut pour l’avoir » (il précise qu’il ne l’a pas fait). Il envoie alors une photo d’identité, et se fait appeler pour une série d’auditions sur Zoom.

Après des rendez-vous avec la réalisatrice et la directrice de casting, on lui propose une audition dite de « chimie » avec Kit Connor, qui jouera Nick face à son Charlie. Je lui demande comment une lecture de chimie – censée évaluer la complicité entre deux acteurs – fonctionne sur Zoom ? Il n’en sait rien, surtout que « c’était la scène de l’épisode trois où ils s’embrassent pour la première fois », un moment délicat à jouer à distance. Un baiser, un silence, un autre baiser : pas très Zoom-compatible. Malgré cela, la magie opère et Joe est invité à Windsor pour une audition en personne.

Comme c’était en plein confinement, ses parents ont dû quitter la maison pour qu’il puisse s’isoler avec le chien. L’audition était un mercredi, et le vendredi, son agent l’appelle. Il mime alors la respiration qu’il a eue en voyant l’appel : « c’est peut-être le coup de fil qui va changer ma vie ». Et ce fut le cas : il célèbre seul, avec une pizza Domino’s (livrée au bout de l’allée, évidemment).

Le tournage a eu lieu d’avril à juin 2021. Comme les cours se faisaient encore à distance, son absence passait plus inaperçue – même si ses camarades se sont demandés pourquoi Big Ben apparaissait dans ses stories Snapchat alors qu’il était censé être chez lui. Il a prévenu quelques amis proches qu’il avait obtenu « un rôle », mais n’a rien dit à d’autre.

Au début, le casting « ressemblait au premier jour dans une nouvelle école : il y a quelques jours un peu gênants où on teste les dynamiques, mais une fois la glace brisée, on s’est tous super bien entendus. » C’était comme une longue sortie scolaire : ils tournaient ensemble 12 heures par jour, et passaient aussi leurs week-ends ensemble. « C’était le confinement, et Netflix nous disait “on ne vous interdit pas de voir des amis, mais pensez à la production” », alors ils traînaient à Camden ou Shoreditch – des journées passées avec un groupe diversifié, qui « comprend parfaitement ce que je vis ».

Ils ont été stupéfaits du succès de la série, qui a même permis à des proches de personnes LGBTQ+ de mieux comprendre leur vécu. La veille de notre rencontre, raconte Joe, une femme est venue le voir en larmes : « Sa fille avait fait son coming out grâce à la série. Elle disait se sentir tellement plus proche d’elle maintenant. C’est pour ça que c’est important de faire des séries comme celle-là. » Il se réjouit aussi que Netflix ait tenu à diffuser Heartstopper dans des pays comme l’Arabie Saoudite. « Beaucoup de pays peu tolérants font croire aux gens qu’ils sont “les problèmes”. La série dit très clairement dès le début : ce n’est pas vous le problème. »

Mais porter tout cela sur ses épaules peut être lourd : il est courant que des artistes issus de groupes marginalisés deviennent des militants malgré eux, simplement parce qu’ils incarnent la différence. Mais Locke aborde ça avec une maturité rare. Il a eu la chance, dit-il, que les photos du casting soient sorties un an avant la série : « Ça a été une mini-vague », dit-il – un entraînement avant le raz-de-marée. À l’annonce du casting, il a gagné 10 000 abonnés sur Instagram. Aujourd’hui, il en a plus de deux millions.

« J’ai dû me désabonner de mes amis et de ma famille, car l’un de mes amis a reçu 6 000 demandes. Moi, j’ai choisi d’être public, pas eux. » Il a eu un an pour apprendre à tracer des limites, ce qui l’a bien préparé. « C’est important de distinguer clairement sa vie privée et sa vie publique. On peut dire combien la série compte pour nous, sans pour autant inviter le monde entier dans nos chambres et nos salles de bain. »

Ce qui l’a aussi aidé à garder les pieds sur terre, c’est d’être retourné au lycée après le tournage. « J’ai pu vivre une dernière tranche de normalité à l’école. C’était bien, enfin… autant que j’ai pu aimer l’école. » Il tente de jongler entre sa vie d’adulte autonome et les études : par exemple, il avait une épreuve du bac la veille du shooting à Brighton. « Franchement, je me fous complètement des examens », lâche-t-il, avant de se raviser : « Enfin, dire que je m’en fous, c’est une manière de me protéger – “je m’en fiche !” – puis je passe la nuit blanche à relire mes fiches. »

Mais il sait déjà que sa carrière ne s’arrêtera pas là : Netflix a confirmé non seulement une saison 2, mais aussi une saison 3. Joe est excité – et soulagé. Il espère pouvoir aborder certaines intrigues importantes, comme celles liées à la santé mentale. « Quand on parle de troubles alimentaires ou de dépression à l’écran, c’est toujours triste et effrayant. Mais je pense que ce n’est pas toujours utile. Il faut montrer ça comme un cheminement. Et j’espère qu’on pourra le faire. »

Quand je lui demande s’il pense à ce que pourrait être l’âge adulte queer, il répond qu’il ne se projette pas trop – « Je suis plutôt du genre à penser “on verra demain” » – mais il sait quels rôles il veut jouer. Comme sa co-star Yasmin Finney, première compagne trans dans Doctor Who, Locke rêve de « queeriser » les grandes franchises. « J’adorerais être le premier prince Disney gay ou super-héros Marvel. Je rêve en grand. Mais on vit une époque où ce n’est plus un rêve inaccessible. »

Son prochain grand moment n’est pourtant pas un rôle : cet été, il inaugurera la deuxième édition de la Manx Pride. « J’ai raté la première car on tournait », dit-il. « On m’a invité cette année, et j’ai trouvé ça tellement symbolique. » Il semble touché rien qu’à évoquer l’invitation, et on sent combien ce retour à la maison, cette fois en tant que figure de proue, compte pour lui.

Mais Locke ne perd pas de vue la responsabilité que sa notoriété implique. Il compte utiliser sa présence à la Pride (la première de sa vie !) pour se battre pour les changements à venir. Que ce soit pour les fans qui regardent la série en cachette dans des pays hostiles, ou ici, dans une société encore réticente, Locke insiste : la Pride est autant une protestation qu’une fête.

« La fête en fait partie. Parce que si la vie n’était que protestation, on ne serait jamais heureux », dit-il avec une éloquence que je n’aurais jamais eue à son âge. « Mais c’est important de ne pas oublier que la bataille n’est pas gagnée. Tant qu’un enfant queer se sent différent, la protestation doit continuer. »

© 2022 – Soho House | Ecrit par David Levesle